TEILARD ET L'ECOLOGIE

Introduction
La perspective : une vision chrétienne de la nature
La réflexion que je voudrais présenter s’inscrit dans le cadre plus large d’une réflexion sur le rapport du christianisme à la nature. Avant d’aborder plus directement la pensée de Teilhard (et d’annoncer mon plan), je dirai quelques mots sur cet arrière-fond.
On sait que c’est une question actuelle et que la réponse ne va pas de soi, pour plusieurs raisons. Tout d’abord on a remarqué le peu d’empressement des communautés chrétiennes et de leurs responsables pour s’engager dans le mouvement écologique. Les prises de position des Églises chrétiennes sont souvent modestes, malgré quelques exceptions comme tel ou tel rassemblement œcuménique. Cette difficulté n’est sans doute pas seulement idéologique (il faudrait aussi chercher du côté sociologique), mais il faut reconnaître que la question se pose aussi de ce côté-là. On connaît le célèbre article de Lynn White sur les racines chrétiennes de la crise écologique (1967). Il voulait démontrer que c’est le christianisme, au moins sous sa forme occidentale, issue des mutations du Moyen Age, qui est à l’origine du développement d’une technoscience et donc d’un rapport pervers de l’homme à l’égard de la nature. La thèse est schématique, et a souvent été critiquée. Mais, dans le même registre, je lisais récemment sous la plume d’un philosophe, éminent spécialiste de la pensée antique, Pierre Hadot, auteur d’un remarquable livre sur l’histoire de l’idée de nature, qui vient de sortir sous le titre Le voile d’Isis, ces quelques lignes : « La représentation du monde comme machine [je souligne ce mot] correspondait parfaitement à l’idée chrétienne d’un Dieu créateur, transcendant absolument [je souligne aussi] son œuvre » (p. 142). Autrement dit, l’idée d’une création du monde par Dieu, idée proprement judéo-chrétienne (autrement dit, biblique), par contraste avec les représentations antiques, poly- ou panthéistes, entraîne nécessairement la conception d’un monde comme une machine, comme une chose que l’homme peut connaître (par la science) et manipuler (par la technique) à sa guise, c’est-à-dire sans limites qui s’imposeraient à lui. Pour cet auteur, la science moderne, au moins sous sa forme classique, galiléenne ou newtonienne, est un rejeton du christianisme. Je produis cette citation récente pour montrer que l’association entre christianisme et vision mécanique, technicienne, « technoscientifique », de la nature est une position répandue chez les meilleurs esprits. Certains se font d’ailleurs les avocats d’une vision religieuse, mais non chrétienne du monde, pour ne pas dire anti-chrétienne parfois (orientale, chamanique, ou antique, comme cela semble être le cas de Pierre Hadot). La défense de la cause écologique irait donc de pair avec l’encouragement à retrouver une vision religieuse du monde, à le « réenchanter », comme on dit parfois, mais en se tournant plus volontiers vers des religions réputées plus « traditionnelles », plus proches du substrat naturel de l’humanité. Il y a donc un enjeu important à réfléchir à une vision chrétienne de la nature, de façon à montrer que l’engagement de chrétiens dans la cause écologique n’implique pas nécessairement la mise entre parenthèses de leur foi chrétienne.
Mais il faut reconnaître que la relation entre christianisme et nature pose question. Jusqu’où prendre en compte la nature, le monde non humain, dans la confession de foi chrétienne ? Le christianisme peut-il être une « religion de la nature », au sens où cette nature serait une référence pour l’agir de l’homme, au sens où l’homme serait un être de « nature » ? Il faut faire droit à la méfiance traditionnelle en régime chrétien (et plus largement, biblique) à l’égard du « paganisme » ou du « panthéisme ». Les religions bibliques ont toujours vigoureusement combattu les représentations de Dieu sous forme de créatures non humaines (dénonciation de l’idolâtrie par les prophètes et par les sages). Seul l’homme est l’image de Dieu. Je ne vais pas détailler maintenant ce point. Je le mentionne simplement pour indiquer que l’approche chrétienne de la question de la nature intègre fortement le facteur humain. Peut-on parler alors d’anthropocentrisme, comme le dénonce Lynn White (le christianisme comme la religion « la plus anthropocentrique qui soit ») ? C’est excessif. Mais les trois pôles, Dieu, l’humanité et la nature, sont à tenir ensemble. Toute la question est de savoir comment.
Dans cette perspective, il faut reconnaître que nous n’avons pas un nombre considérable de penseurs chrétiens d’envergure qui aient réfléchi sur ce rapport complexe. Teilhard est l’un d’eux. Il vaut la peine de (re)découvrir cette grande figure, disparue il y a à peine cinquante ans (le cinquantième anniversaire de sa mort en avril prochain sera l’occasion de diverses célébrations et aussi – souhaitons-le – d’études nouvelles de sa pensée). Dans le contexte spirituel janséniste, qui était celui du catholicisme au début du 20ème siècle, dévalorisant toute dimension matérielle, il a su développer une authentique spiritualité du cosmos. Ce dernier n’est pas seulement une sorte d’enveloppe, d’apparence, de prétexte à élévation spirituelle. La spiritualité n’implique pas nécessairement un détachement ascétique à l’égard du monde matériel, ce fameux « renoncement » dont on a peut-être abusé. Dieu habite le monde, même dans les lieux et les êtres les plus matériels, les moins spirituels en apparence. De plus, il ne s’agit pas chez lui seulement de « spiritualité », au sens un peu superficiel et vague de « belles pensées ». Son style est certes souvent lyrique, mais sa démarche est profondément réfléchie. Il y a chez lui une véritable théologie de la nature, même si elle est parfois exprimée dans des catégories difficiles ou surprenantes, des néologismes dont le sens n’est pas toujours commode à déchiffrer. Il ne s’agit pas d’annexer Teilhard à l’écologie (à quelle écologie, d’ailleurs ?). Mais il peut nous fournir des arguments dans le sens d’une relation plus solidaire avec le cosmos. Il peut aussi apporter des éléments critiques à l’égard d’une vision trop fermée ou trop radicale qui serait celle d’un écologisme « profond ».

Teilhard dans la mouvance écologique
Je ne suis pas le premier à faire un rapprochement entre Teilhard et la sensibilité écologique. Il suffit de faire une brève recherche sur Internet pour s’en convaincre. Plusieurs acteurs contemporains dans la mouvance écologique (au sens large, d’ailleurs difficile à définir) se réclame de la pensée teilhardienne. Le sociologue Philippe Breton en donne une description critique dans son livre Le culte d’Internet. Il s’appuie surtout sur le livre de Pierre Lévy, World Philosophie, l’auteur se présentant comme disciple de Teilhard . Ce courant de pensée considère la mondialisation communicationnelle actuelle (Internet) comme la réalisation de la noosphère teilhardienne. On en trouve une illustration dans la déclaration qui termine un article de Janice Paulsen : « Avec Internet, cette fameuse conscience planétaire, tant prônée par des précurseurs comme Teilhard de Chardin, devient palpable. Dans le cybermonde, la notion d’étranger n’existe pas ». Je ne suis pas sûr que l’on puisse considérer ce courant comme « écologique » du fait de son rapport très positif à la technologie, mais on pourrait discuter de cela. En tout cas, certains défenseurs d’Internet se proclament eux-mêmes écologistes. Dans un interview (trouvé sur Internet…), le cosmologiste Brian Swimme, disciple de Thomas Berry dont je vais reparler à l’instant, présente Internet « presque comme les tendons (sinews) de la Noosphère ».

Je détaillerai un peu plus l’opinion du penseur américain Thomas Berry (historien, né en 1914, ancien religieux). Il fut président de l’Association américaine Teilhard de Chardin de 1975 à 1987. Son œuvre vise à une lecture du grand récit du monde, inspirée par la pensée de Teilhard (je mentionne seulement un de ses ouvrages les plus célèbres, écrit en collaboration avec Brian Swimme, qui s’appelle The Universe Story ; toutefois dans le livre Teilhard n’est mentionné qu’une fois, mais de manière significative, à côté de Bergson, Whitehead et Prigogine). De Teilhard, il relève trois apports et formule deux critiques (je m’appuie ici sur un article écrit par un journaliste présentant l’œuvre de Berry). Ces éléments me paraissent significatifs d’une lecture contemporaine de Teilhard, et serviront de points d’appui pour les développements qui viendront par la suite.
Le premier apport est à ses yeux une vision évolutive du monde, à l’opposée de la vision ancienne, statique. Le cosmos est en fait une cosmogénèse.
Un deuxième apport est ce qu’il appelle le caractère psycho-physique du développement de l’univers. Une certaine « psyché », une forme d’intériorité, voire de conscience, est présente dans toutes les composantes du cosmos. La matière n’est pas inerte, mais elle possède une dimension physique et indissociablement une dimension psychique. Cela indique une forte solidarité des composantes du cosmos, dont l’évolution s’inscrit dans une continuité.
Toutefois – c’est le troisième apport – dans l’homme (l’organisme le plus complexe) la conscience devient réflexive. Il existe des degrés de conscience, liés aux degrés de complexité (la fameuse loi teilhardienne dite de complexité-conscience). De ce fait-là, l’humanité, qui est une espèce parmi d’autres, a un rôle spécial dans le processus d’évolution, une responsabilité particulière dans la continuation de ce processus. Ce troisième élément introduit une différence, une hiérarchie, sur le fond de continuité souligné précédemment.

La première critique que fait Berry à Teilhard est un excès d’optimisme à l’égard du progrès. Teilhard semble ne pas accorder d’importance aux effets dévastateurs de l’industrialisation sur l’équilibre fragile des écosystèmes. Pour lui, l’humanité serait capable de contrôler le monde naturel, à travers la science et la technologie. Cette vision anthropocentrique, qui semble ne reconnaître aucune limitation au pouvoir de l’homme, est critiquée par Berry.
La deuxième critique porte sur la dimension religieuse. Berry reproche à Teilhard d’avoir ignoré les religions orientales ou traditionnelles (bien qu’ayant vécu en Chine) au profit d’une vision exclusivement christocentrique. Ce privilège donné à l’expression chrétienne l’aurait empêché d’entrer en vrai dialogue avec d’autres traditions spirituelles, dont on reconnaît aujourd’hui toute la valeur, en particulier dans le rapport à la nature.

Pour Thomas Berry, Teilhard a ouvert une piste de réflexion, en intégrant l’humanité à l’histoire du monde (ce que Berry présente dans son best-seller), piste qu’il convient de poursuivre en la corrigeant par la réduction de ce qui subsiste d’anthropocentrisme et de christocentrisme.

Approche critique dans les deux sens
Teilhard peut certes être discuté. Je ne cherche pas à faire de lui une « autorité » dont les thèses devraient être admises sans discussion. Sa pensée n’a pas à être canonisée. Il était profondément homme de débat, même si les circonstances l’ont malheureusement empêché de mener ces débats comme il l’aurait souhaité. C’est honorer sa pensée que de la soumettre à une lecture à la fois bienveillante et critique. Elle a pu parfois, vers la fin de sa vie, prendre un tour plus systématique. Mais ce n’est pas, à mon sens, le meilleur de Teilhard, sensible à l’engagement dans la recherche, avec ce que cela comporte de tâtonnements : « tout essayer pour tout trouver » (I, 116). De ce fait-là, je m’appuierai de préférence sur des textes de jeunesse, dans lesquels les grandes intuitions sont davantage perceptibles.

Je repartirai pour le faire des cinq éléments, trois apports et deux critiques, relevés par Thomas Berry, en les associant selon quatre rubriques :
- la conception d’un monde en évolution, d’une cosmogénèse, à l’opposé des visions fixistes traditionnelles ;
- la solidarité de tous les êtres du monde du fait de leur caractère commun psycho-physique ;
- la place particulière de l’homme dans cet ensemble, en discutant son anthropocentrisme (ce point sera davantage détaillé) ;
- la relation à Dieu : peut-on parler de « panthéisme », comme on l’a fait parfois, ou faut-il critiquer un excès de « christocentrisme » ?

Mon propos sera forcément schématique, du fait de la complexité de l’œuvre teilhardienne. Je viserai plutôt à faire ressortir quelques grandes caractéristiques, quelques propositions fortes, susceptibles de donner à réfléchir, pas seulement aux « spécialistes » de Teilhard, mais surtout à ceux qui sont préoccupés par une vision chrétienne de la nature. De ce fait-là, ce sera sans doute un peu théorique. Mais je crois qu’il est bon de prendre un peu de distance à l’égard des questions pratiques si l’on veut avoir une vue d’ensemble qui permette de se diriger dans un domaine très complexe.
J’ajoute une précaution. Ne commettons pas d’anachronisme. Teilhard est mort il y a cinquante ans, avant que la question écologique vienne à l’avant-scène. Il n’a pas pu avoir connaissance de nombreux développements récents dans la biologie, la paléontologie, etc. Un certain nombre d’arguments qui viennent à l’appui de ses thèses peuvent être contestés sur le plan scientifique. Est-ce à dire que ces thèses, autrement dit, ses intuitions, soient devenues caduques ? Ce n’est pas sûr. La réflexion reste à poursuivre.

Un monde en évolution
Le point de départ de la démarche teilhardienne est une observation du monde. Par tempérament, c’est un phénoménologue, curieux du monde, plus qu’un esprit abstrait, enfermé dans la solitude de sa méditation intérieure. Tel est d’ailleurs le Prologue de son grand livre de synthèse, Le phénomène humain : « voir ».
Par héritage familial, par tempérament et par formation, Teilhard est un naturaliste. Ce sens de l’observation s’exerce dans le domaine de l’histoire naturelle. Enfant, il suivait les « leçons de chose » de son père. Une fois jésuite, et avant même d’être « missionné » pour cela, il continue. Sa correspondance est pleine de descriptions de ses expéditions dans les différents lieux qu’il traverse. Sa curiosité est sans limite, ainsi que l’énergie qu’il déploie à aller partout, à vouloir tout connaître des pays qu’il visite. Ce goût pour l’histoire naturelle fait qu’il sera orienté dans cette direction en entrant au laboratoire de Marcellin Boule au Museum.

Cette phénoménologie est cependant guidée par un principe de recherche. Très tôt, c’est la recherche d’une loi qui l’attire, plus que la curiosité à l’état pur. Ce n’est pas l’anecdotique qui l’intéresse. Il n’est pas d’abord attiré par les phénomènes étranges, le bizarre, ce qui sort de l’ordinaire, le « miraculeux » si l’on veut. Il a le sentiment – bien digne d’un « scientifique » – que la nature est « régulière ». Pour lui, la découverte de ces lois donne accès au sens de l’univers. Observer ne consiste pas seulement à collecter des données, mais à les mettre en relation, à les unifier dans un schéma d’ensemble.
Ce désir de trouver une loi fondamentale l’emporte-t-il sur l’observation empirique ? C’est possible, surtout lorsqu’il avance en âge et s’efforce d’unifier son « système » (tout en se défendant d’être un esprit systématique). On lui a souvent fait le reproche de « forcer » les phénomènes pour les faire rentrer dans une vision d’ensemble, dont la cohérence contraste avec notre expérience plus fragmentaire ou contingente.

Cette recherche de loi l’entraîne, au moins dans un premier temps, vers le minéral plutôt que vers le vivant (végétal ou animal). Dans l’autobiographie qu’il rédigea dans ses toute dernières années (« Le cœur de la matière », 1950), il souligne ce trait à travers l’image de son « Dieu de fer ». Ce qui l’attire est en effet le solide, le durable, l’inaltérable. « Rien au monde n’était plus dur, plus lourd, plus tenace, plus durable que cette merveilleuse substance saisie sous forme aussi pleine que possible ». Il éprouve a contrario en quoi le vivant est périssable (il se dit marqué dans son enfance par l’expérience d’une mèche de cheveux qui brûle). Il ressent le besoin de pouvoir s’appuyer sur une stabilité.
Ce premier trait va évoluer sensiblement, jusqu’à ce que l’on peut considérer comme un renversement. Le minéral est certes le plus stable (parmi les éléments simples, le fer est le plus stable), mais cette stabilité ne dit pas la vérité de l’être. Ce n’est pas la référence. Le vivant est plus fragile, certes, mais, à ses yeux, plus significatif de ce qu’est l’idéal de l’être. Le vivant ne tend pas vers le minéral. S’il se pétrifie, c’est qu’il devient cadavre. Cette destinée inéluctable n’est pourtant pas sa vérité ultime. L’évolution « entropique » du vivant vers l’inerte n’est pas la seule possible.

A travers cela, on voit comment en quelque sorte l’histoire l’emporte sur la « nature », entendue ici au sens d’une référence permanente. Si c’est le vivant, et encore davantage l’humain, avec la liberté de sa conscience (on reviendra sur ce point), qui est la vérité de l’être, on n’est pas dans la même représentation que la vision « minérale » qui est la plus habituelle, la plus spontanée (celle que l’on trouve par exemple dans l’idée que les particules élémentaires les plus stables sont les fondements des choses).
Dans sa « Note sur le progrès » de 1920, il écrit qu’il est « évident » que le monde est « le résultat d’un mouvement », « nulle chose n’est compréhensible que par son histoire. “Nature” équivaut à “devenir”, se faire : voilà le point de vue où nous accule irrésistiblement l’expérience » (24). Le mouvement est intrinsèque au monde. Il ne s’agit pas de mouvements qui affecteraient de l’extérieur une réalité réputée intrinsèquement stable, comme dans la vision classique, « substantialiste », le mouvement n’étant qu’un « attribut » de la substance. C’est plutôt ce que nous appréhendons comme fixe qui se révèle à l’examen résultat d’un processus plus fondamental (pour prendre une image, un peu comme l’état actuel des continents est le résultat – provisoire – d’un phénomène de « dérive »). Dans un texte de 1937, il écrit : « L’une après l’autre, les stabilités les plus réputées de l’univers se découvrent comme le siège de courants d’autant plus larges et puissants que leur support pouvait paraître plus immuable » (VI, 162) .

La solidarité des êtres du monde
Lorsque sa formation se poursuit et que sa vision se développe et s’enrichit, il prend davantage conscience de la profonde solidarité des êtres du monde. L’évolution dirigée (l’orthogenèse) établit à ses yeux une hiérarchie entre ces êtres. L’homme se distingue profondément de l’animal, et davantage de la plante ou du caillou. Mais cette distinction se fait sur le fond d’un processus qui unit toutes ces créatures.
Du fait de son sens de l’évolution, l’unification ne peut se faire par la matière inerte. Ce ne sont pas les particules élémentaires, les choses en apparence les plus stables, qui représentent le fondement même de l’être, mais, au contraire, les entités les plus « spirituelles », à condition de bien comprendre ce mot. Pour Teilhard, « spirituel » n’est pas quelque chose de vague, d’indéfinissable, de flou. S’il n’est pas possible de le définir avec la plus grande précision, c’est qu’il s’agit d’une entité essentiellement dynamique, mobile, à ce titre insaisissable, qui échappe par conséquent à toute tentative de délimitation trop serrée. Le spirituel est ce qui ne peut être emprisonné dans le concept.
Le spirituel est associé au psychique. C’est le « dedans » des choses, par opposition avec le « dehors », ce que l’on voit des choses, ce que l’on saisit et que l’on peut justement définir. C’est associé aussi à la liberté, même si cette qualité ne peut être attribuée strictement qu’à l’homme. Si l’on parle de liberté pour les autres êtres, ce ne peut être qu’analogiquement, mais cette analogie dit quelque chose de leur nature. Dans Le Phénomène humain, Teilhard prend l’exemple du chat, du chien, du dauphin, en remarquant « l’exubérance de vivre », « la curiosité », qu’ils manifestent. « A la différence de l’insecte, le mammifère n’est déjà plus l’élément étroitement esclave du phylum sur lequel il est apparu. Autour de lui une “aura” de liberté, une lueur de personnalité commencent à flotter » (152). C’est par l’ouverture à l’environnement, à l’encontre d’une spécialisation étroite qui paralyse, qu’un libre développement peut se produire.
La solidarité profonde se comprend donc sur le fond d’un mouvement, d’un processus : « Dès ses formulations les plus lointaines, la matière se découvre à nous en état de genèse » (I, 44). Ce mouvement, qui est celui de l’évolution, fait passer du mécanisme à la liberté. Et c’est un processus sans fin : « le bout de la Pensée, mais n’est-ce pas justement de n’en point avoir ? », se demande Teilhard vers la fin de la partie consacrée à la pensée dans Le Phénomène humain. Aucune étape particulière, aucune forme actualisée n’est le terme de l’évolution. Tout accroissement est le germe d’une nouvelle étape dans le processus, d’une « nouvelle vision incluant toutes les autres et portant encore plus loin ». Lorsque l’horizon semble se rapprocher, c’est la promesse d’une transition vers un autre degré .

.................................Continuer

La place particulière de l’humanité
L’homme est « la clef des choses »
Dans cette solidarité dynamique du monde, aussi bien inerte que vivant, minéral, végétal et animal, l’humanité occupe une place particulière. Dans Le Phénomène humain, l’homme est présenté d’abord au regard de l’anatomie comme « un animal comme les autres » (159). Par son « dehors », c’est effectivement ce que l’on peut constater. Mais ce regard extérieur ne voit que le résultat d’un processus, le produit fini, fixé, stabilisé. Il importe de percevoir le processus lui-même, de regarder au « dedans ».
On voit alors que quelque chose s’est produit, un « saut », ce que Teilhard appelle le « pas de la réflexion ». Dans la grande chaîne du vivant, l’homme est la conscience capable de faire retour sur soi-même. Il vit de sa relation avec les autres entités du monde, mais cette relation est réfléchie, pensée. Par cette individuation, l’élément vivant, jusque là dispersé, se trouve constitué en centre (161).
Et ceci a des conséquences au-delà de l’individu. « L’être réfléchi, en vertu même de son reploiement sur soi-même, devient tout à coup susceptible de se développer dans une sphère nouvelle. En réalité, c’est un autre monde qui naît » (161). De créature, l’homme devient en quelque sorte à son tour créateur.
Il y a donc bien un « fossé », un « seuil », un « changement de nature », entre l’animalité et l’humanité. Ceci peut être vu comme un privilège de l’homme sur l’animal. Mais il ne faut pas perdre de vue que cela ne peut se comprendre que dans un mouvement où ce qui apparaît dans l’homme était déjà virtuellement présent dans les degrés inférieurs de l’être. Si l’homme est « l’harmonie dernière », c’est qu’il est « la clef des choses » (VI, 31). C’est lui qui donne sens à l’ensemble, mais il ne peut le faire que s’il reste ouvert à plus grand que lui : « Plus l’homme sera homme, plus il sentira la nécessité de se vouer à un plus grand que lui » (VI, 56 ; d’où l’importance de la dimension religieuse, comme « adoration »). Ce n’est pas l’humanité dans son état actuel qui peut servir de référence, car cet état est transitoire. Il n’a de valeur que si précisément il est reconnu comme transitoire, passage vers un autre état à venir.

Deux options se présentent donc. Pour la première, qu’on pourrait qualifier de « matérialiste », l’être se définit par ses composantes les plus objectivables. La vision est profondément mécaniste. Tout s’explique par un déterminisme physique, dont dérivent les autres lois (réduction de la biologie à la chimie). La pensée est confondue avec l’instinct, ramenée à l’instinct. On peut éventuellement rajouter à côté une entité spirituelle, comme dans le dualisme cartésien, mais sans rapport avec la précédente. L’autre option est symétrique. L’être se définit non pas principalement par ce qu’on observe dans une vision fixe, déterminée, mais par le processus qui lui donne naissance, par le réseau de relations dans lequel il s’insère et qu’il contribue à modifier à des degrés divers.
Dans cette vision, Teilhard cherche à réconcilier matérialistes et spiritualistes. Pour lui, « les deux évidences antithétiques se résolvent dans un mouvement » (I, 165). Matérialisme et spiritualisme « purs » pèchent par excès de fixisme. La matière tend irrésistiblement vers l’esprit. C’est cette tension qui représente la flèche créatrice du temps : « Le primat de l’Esprit ; ou, ce qui revient au même, le primat de l’Avenir » (« Le cœur de la matière », p. 35).

Eléments critiques
Après cette présentation d’ensemble, on peut introduire quelques éléments critiques. Peut-on dire alors que Teilhard reste trop anthropocentrique, en plaçant l’homme au sommet de l’évolution (cf. Gould) ? Pour d’autres, il serait l’un des protagonistes de l’anti-humanisme contemporain (Breton). De telles accusations croisées montrent qu’il y a une vraie question et que la position de Teilhard n’est pas facile à comprendre (NB : je ne reprendrai pas la deuxième critique, qui me semble nettement moins justifiée).
On peut répondre aux premiers accusateurs par un argument qui apporte de l’eau au moulin des seconds. Pour Teilhard en effet, comme on l’a vu, l’humanité n’est pas le point final, l’Oméga, de l’évolution. Il emploie parfois l’expression de « sur-humanité », sans vraiment définir précisément de quoi il s’agit (il ne le pourrait d’ailleurs pas, dans la mesure où cet état est au-delà de notre horizon de perception).

Certains biologistes, comme son collègue et ami Helmut de Terra, ont estimé que Teilhard prenait insuffisamment en compte le milieu naturel. Dans son livre de mémoire, il écrit : « ne pas voir cela [les conditions du milieu, les facteurs climatologiques et écologiques], c’est se trouver contraint à ramener le progrès de la conscience réfléchie à des forces sur la nature psychique desquelles la science ne peut tout bonnement rien affirmer de certain. […] S’il y eut psychogenèse, au sens teilhardien du terme, qui se développa à partir des processus biogénétiques généraux, je peux difficilement m’imaginer qu’elle n’ait pas été influencée par de profondes modifications du milieu. Le fait de n’avoir pas estimé à leur juste valeur de telles relations doit être considéré comme l’un des points les plus faibles de l’édifice intellectuel si grandiose élevé par Teilhard ». Pour de Terra, le finalisme teilhardien l’empêche de prendre suffisamment en compte ces facteurs environnementaux. Si toute l’évolution est finalisée, ces facteurs sont de peu d’importance.

Une conséquence de cela est le rapport de Teilhard à la technique, à l’action transformatrice de l’homme. Il ne s’est pas privé de chanter les louanges du progrès, à une époque (entre les deux guerres mondiales) où cette expression ne faisait pas recette dans le monde catholique, encore fortement imprégné de jansénisme. A ses yeux, la croissance du Royaume de Dieu ne pouvait pas ne pas aller de pair avec le progrès des sociétés humaines (sans pour autant qu’il puisse y avoir identification complète). Son estime pour l’action transformatrice de l’homme doit se comprendre sur ce fond.
Cette position a posé problème dans l’après seconde guerre mondiale. La mentalité sociale avait changé (bien que tout le mouvement de reconstruction ait longtemps écranté ce changement plus profond). Des interrogations de fond se faisaient jour à l’égard de l’optimisme des Lumières que l’on tenait pour responsable des catastrophes dont on venait d’être témoins ou victimes. De nombreux philosophes de l’époque, bien que formés à l’école du progressisme moderne, commençaient à soumettre ce progressisme à la critique (en Allemagne, l’Ecole de Francfort : Adorno, Horkheimer, Marcuse, etc.). En France, l’existentialisme était influent. Teilhard s’est trouvé en réaction à l’égard de ces courants.
Cependant, il ne faudrait pas faire de Teilhard un « optimiste » de tempérament, au sens superficiel du terme, comme une sorte de naïf qui, enfermé dans sa tour d’ivoire, serait incapable de ressentir le drame de l’existence humaine. Comme l’atteste sa correspondance, son Journal, ses notes de retraite, ce serait plutôt le contraire. Mais c’est sa « foi » dans l’être qui est le moteur de sa démarche. Il ne peut croire que ce monde créé par Dieu soit « absurde », et destiné à périr sans retour . Et il ne peut croire non plus, au nom du réalisme de l’incarnation, qu’il faille attendre une transformation spirituelle du monde, une « résurrection » (de nouveaux cieux et une nouvelle terre, pour parler comme l’Apocalypse) sans aucun rapport avec ce que nous expérimentons aujourd’hui. La réaction, à la fois contre les tendances jansénistes de son environnement de jeunesse et contre le pessimisme qu’il perçoit dans la société européenne à son retour de Chine en 1946, l’incite à adopter une attitude résolument optimiste sur l’avenir du monde.
A de nombreuses reprises, il valorise la technique, y compris dans le domaine biologique, d’une façon que nous n’oserions pas reprendre aujourd’hui . Mais je ne pense pas qu’une certaine « naïveté » à l’égard de la technique moderne suffise à le placer dans le camp des « technophiles ».

Le choix de la liberté
Le choix par l’homme de la liberté est difficile, parce que les tentations sont symétriques. D’un côté, il y a la tentation prométhéenne, celle de se croire affranchi de toute détermination. Or l’humanité doit d’abord percevoir qu’elle est profondément insérée dans le processus évolutif, que « nous sommes le jouet d’énergies qui dépassent des millions de fois nos libertés individuelles » (V, 117). De plus, l’homme peut devenir, sans tout de suite s’en rendre compte, « le subordonné de son œuvre. Non seulement la machine, le champ, l’or – mais des organes considérés primitivement comme de simple luxe, ou de pure curiosité (tels les moyens de circulation rapide, ou les laboratoires de recherche… ) sont devenus des espèces de choses autonomes, douées d’une vie exigeante et illimitée » (VI, 46). Au lieu d’être un acteur libre et responsable, il devient, sans toujours en être conscient, agi par le résultat de son action.
Submergé par cela, il peut être tenté, à l’inverse, de s’abandonner purement et simplement au grand courant qui l’entraîne, renonçant à choisir ou s’évadant dans un autre monde imaginaire. Mais alors, il n’est pas à la hauteur de sa dignité humaine.

L’homme a donc une place particulière dans la cosmologie teilhardienne. Il représente l’étape la plus avancée dans le processus de complexification et donc de centration. Par l’appréhension qu’il a de l’histoire du cosmos, il le récapitule, il en est le sens. Mais il n’est pas, surtout pas comme individu, la fin du processus. Il n’a l’intelligence du monde qu’en étant ouvert à ce qui est plus grand que lui, et non pas en se repliant sur lui-même. Cela nous invite à passer à l’étape ultérieure, la place de Dieu dans cette vision d’ensemble.

La relation à Dieu
Une spiritualité du cosmos
Il y a chez Teilhard un sentiment particulièrement intense de la présence de Dieu au sein du monde. Pour lui, comme on l’a vu, la matière n’est pas du tout inerte, chose morte à disposition de l’homme et de sa manipulation, comme le voudraient les « technophiles ». Même l’objet le plus matériel, le plus « dur », le plus impénétrable est imprégné de Dieu. Il y a une « diaphanie » divine au sein du cosmos.
Cette mystique du monde s’exprime très remarquablement dans le bel « Hymne à la matière », dont quelques expressions peuvent être méditées :
« Bénie sois-tu, puissante Matière, Évolution irrésistible, Réalité toujours naissante, toi qui faisant éclater à tout moment nos cadres, nous obliges à poursuivre toujours plus loin la Vérité.
Bénie sois-tu, universelle Matière, Durée sans limites, Éther sans rivages, — Triple abîme des étoiles, des atomes et des générations, — toi qui débordant et dissolvant nos étroites mesures nous révèles les dimensions de Dieu.
Bénie sois-tu, impénétrable Matière, toi qui, tendue partout entre nos âmes et le Monde des Essences, nous fais languir du désir de percer le voile sans couture des phénomènes. Bénie sois-tu, mortelle Matière, toi qui, te dissociant un jour en nous, nous introduiras, par force, au cœur même de ce qui est.
[…] Je te salue, inépuisable capacité d’être et de Transformation où germe et grandit la Substance élue.
[…] Je te salue, Milieu divin, chargé de Puissance Créatrice, Océan agité par l’Esprit, Argile pétrie et animée par le Verbe incarné.
[…] Pour t’atteindre, Matière, il faut que, partis d’un universel contact avec tout ce qui se meut ici-bas, nous sentions peu à peu s’évanouir entre nos mains les formes particulières de tout ce que nous tenons, jusqu’à ce que nous demeurions aux prises avec la seule essence de toutes les circonstances et de toutes les unions. »

Un « panthéisme » chrétien
On comprend qu’une telle mystique ait pu faire passer Teilhard pour un panthéiste. Dans « Mon Univers » (1924), il écrit qu’on ne peut atteindre la lumière divine « qu’en se mêlant résolument aux eaux profondes du devenir cosmique » (IX, 98). Pour atteindre le divin, l’homme devrait en quelque sorte se fondre dans le cosmos. Teilhard emploie d’ailleurs lui-même, à plusieurs reprises, le mot de panthéisme, mais dans un sens bien particulier. L’une des meilleures références est une conférence de 1923, « Panthéisme et christianisme » (X, p. 71 sv), où il s’explique sur l’emploi du mot dans un sens chrétien.
Son souci est de prendre en compte l’aspiration de l’homme d’aujourd’hui (comme de toutes les époques) à communier avec l’univers : « La préoccupation du Tout a ses racines dans le fond le plus secret de notre être » (74). C’est une tendance irrépressible de l’âme humaine que cette « préoccupation du Tout ». L’esprit de l’homme ne peut se satisfaire du multiple, de la dispersion. Pour comprendre le monde, il lui faut l’unir. « Le Monde intelligible, le Monde vrai, ne saurait être qu’un Monde unifié » (id.). Les diverses composantes du monde ne sont pas intéressantes comme telles, dans leur spécificité, dans leur individualité close, repliée sur elles-mêmes, mais dans ce qui les unit entre elles, dans ce qu’elles révèlent d’une unité organique.
Mais est-ce seulement une aspiration, un vœu pieux ? Notre expérience semble nous montrer que nous sommes enfermés dans la multiplicité, que les divisions sont les plus fortes, que l’isolement est infranchissable, de même que nous nous pensons voués à un déclin inéluctable. Pourtant un autre instinct, plus profond, nous dit le contraire. Une autre expérience nous fait éprouver dans notre âme, « une sorte de conscience cosmique, plus diffuse que la conscience individuelle, plus intermittente, mais parfaitement caractérisée » (75).
Ce sentiment est aussi ancien que l’humanité. Les poètes de tous les temps l’ont chanté, et les philosophes l’ont réfléchi et conceptualisé. De plus, ce sentiment conduit plus loin que lui-même. Il invite celui qui l’éprouve à sortir de soi. Il est donc de nature « fondamentalement religieuse ». « Sous l’expérience la plus profane de l’amour (si elle est profonde), sous la construction la plus froidement raisonnée de l’Univers (si elle cherche à embrasser tout le réel), toujours quelque émotion divine transparaît, et il passe un souffle d’adoration » (77). De plus, loin de disparaître, ce sentiment d’unification universelle apparaît comme en croissance. « Plus le Monde grandit sous nos yeux, plus ses éléments se compénétrent » (79). « L’Univers, dans sa totalité et son unité, s’impose inéluctablement aujourd’hui à nos préoccupations » (80).
Une telle conscience cosmique est-elle acceptable en perspective chrétienne ? Teilhard non seulement pense que oui, mais il pense aussi que seul le christianisme est à la hauteur de cette conscience (j’ouvre une parenthèse pour indiquer que l’exclusivisme qui apparaît ici n’est pas à comprendre comme une supériorité ontologique du christianisme sur les autres religions ou sagesses, mais tout autant comme une invitation adressée au christianisme de se mettre à la hauteur du défi posé ; le christianisme n’est adéquat à la marche du monde qu’en termes dynamiques, et non pas dans ses figures historiques, nécessairement provisoires, dépassables). Le christianisme est à la hauteur de cette conscience, parce qu’il proclame, à la suite de saint Paul, que Dieu est « tout en tous » : « Et quand toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout soumis, pour que Dieu soit tout en tous » (1 Co 15,28) .

Prendre l’Incarnation au sérieux
Pour élaborer une authentique spiritualité chrétienne du cosmos, il convient de se débarrasser des représentations qui encombrent l’expression classique du christianisme, et nous empêchent d’accueillir cette communion avec l’ensemble du cosmos. Il se trouve en effet que, pour des raisons historiques, le christianisme s’est trouvé en opposition frontale avec différentes formes de panthéisme et a tendu à évacuer toute sensibilité cosmique.
Ce que rejette Teilhard est ce qu’il appelle dans une lettre, « créationnisme anthropomorphique et enfantin » , une conception de Dieu comme « cause efficiente » du monde, autrement dit, un Dieu simplement extérieur au monde, un « artisan », sans autre relation à lui qu’une opération de type « technique », une action à distance. Pour Teilhard, la relation de Dieu au monde, dans toutes ses dimensions, pas seulement avec l’âme humaine, est une relation de proximité, de présence intime. C’est l’amour, « la plus universelle, la plus formidable, et la plus mystérieuse des énergies cosmiques » (VI, 41) qui en est la meilleure expression.
La fine pointe du christianisme se montre pour Teilhard dans la conception chrétienne de l’Incarnation de Dieu, scandale d’ailleurs pour d’autres traditions religieuses (il faut bien reconnaître ici une particularité chrétienne, qu’il ne s’agirait pas de minimiser sous prétexte de « générosité »). Pour l’illustrer, Teilhard propose l’image du baptême du Christ dans le Jourdain, où Dieu lui-même s’immerge dans l’élément du monde. Mais pour lui, il faut comprendre l’incarnation non pas comme un événement ponctuel et, à ce titre, exceptionnel. « Le christianisme est par définition et par essence, la religion de l’Incarnation. Dieu s’unissant au monde qu’il crée, pour l’unifier, et, en quelque manière, pour l’incorporer en lui » (V, 46). Il la comprend au sens de Paul dans l’épître aux Colossiens : c’est l’univers entier qui devient le corps du Christ.
Naturellement, il ne s’agit pas de baptiser toutes formes de panthéisme classique. Il est vrai que Teilhard, dans son souci d’accueillir cette tradition spirituelle dans laquelle il se reconnaît, est peut-être moins précis sur les critères de discernement. Il se contente de rejeter l’attitude qui « sous prétexte d’unifier les êtres, les confond, c’est-à-dire anéantit en fait, par le monisme, le mystère et la joie de l’Union » (91). On voit donc encore une fois que le modèle sous-jacent est l’amour qui rapproche les êtres, non seulement sans les confondre, mais en les différenciant. Il n’y a d’amour authentique qu’entre personnes constituées dans leur être personnel. L’union différencie : « Une personne ne peut disparaître en passant dans une autre personne : car, par nature, elle ne peut se donner, en tant que personne, qu’autant qu’elle reste unité consciente d’elle-même, c’est-à-dire distincte » (VI, 88). La personne divine ne se fond pas dans un univers anonyme, pas plus que nous ne sommes invités à nous fondre les uns dans les autres au profit d’un grand Tout. C’est plutôt le cosmos qui acquiert une valeur personnelle comme un organisme où la différenciation de chaque élément concourt à l’harmonie de l’ensemble (la métaphore du corps est aussi paulinienne).
Le vocabulaire classique de l’immanence et de la transcendance touche ici à ses limites. Teilhard dit qu’il cherche à harmoniser les deux, mais préfère parler de « présence » qui rend un son personnaliste . De fait, cette approche relationnelle ne peut se comprendre que dans une conception dynamique, évolutive, et non pas fixiste, du monde. « Dieu » n’est pas un concept qui serait soit à l’intérieur (« immanence ») soit à l’extérieur (« transcendance ») d’un système clos et statique, mais une instance dont la relation aux composantes du monde l’anime, le vivifie, le dynamise. S’il y a transcendance, c’est celle de toute personne vivante, qui ne se laisse pas réduire à l’image que nous nous en faisons, qui ne se laisse pas posséder, et que nous ne laissons pas nous posséder au sens captatif du terme.

Le Dieu de Teilhard n’est donc pas un Dieu de surplomb, sorte de despote cosmique qui ne demande que l’obéissance aveugle. « Dieu, être personnel, se présente à l’homme comme le terme d’une union personnelle » (VI, 204). Et Teilhard ajoute cette belle formule, qui reprend d’ailleurs des expressions bibliques : « le don du cœur au lieu du prosternement des corps ; la communion au-delà du sacrifice » (205).

Conclusion
A bien des égards, la pensée de Teilhard a l’immense mérite de nous inviter à penser chrétiennement la nature, ce que la théologie de son temps faisait peu (et la nôtre pas toujours beaucoup plus). Il s’agit de prendre au sérieux l’idée d’un Dieu qui s’incarne, qui s’immerge dans le monde concret. Aucun surnaturalisme ne peut nous sauver. Nous sommes invités à prendre au sérieux l’action humaine. Tout ce que nous réalisons de concret a un poids spirituel.
Il nous invite à penser largement. L’humanité n’est pas une instance détachée des autres composantes du cosmos. Elle en est profondément solidaire. On peut se rêver en position de surplomb, comme on a pu concevoir un Dieu agissant sur le monde de l’extérieur, mais c’est une illusion.

La question la plus délicate que soulève sa pensée est de savoir s’il n’accorde pas trop à l’homme. Dans un texte de 1921, « Science et Christ », il n’hésite pas à écrire : « Notre devoir d’hommes est d’agir comme si les limites de notre puissance n’existaient pas » (IX, 60). La formule est dangereuse. Cette non-reconnaissance des limites n’est-elle pas une illusion encore pire que la tentation de s’évader hors du monde ? Le principe du « tout essayer » qu’il défend à plusieurs reprises dans divers écrits et conférences, ne doit pas être caricaturé (il ne s’agit pas d’inviter à faire n’importe quoi), mais il demanderait une réflexion plus développée que celle qu’il en propose.
La difficulté est qu’on ne peut pas invoquer de limites « naturelles » à l’action de l’humanité. Mais sa grandeur consiste justement à savoir en poser. De même que Dieu, au septième jour de sa création, s’est « arrêté », lui le « tout-puissant », il faut aussi que son image cosmique, l’humanité, apprenne à poser une limite à son action avant qu’elle ne devienne dévastatrice.