Une spiritualité de la Création

Acclamation, compassion, glorification

On pourrait définir trois étapes, qui d'ailleurs s'interpénètrent, dans l'élaboration d'une spiritualité chrétienne de la création : l'acclamation, la compassion et la glorification. La démarche originelle est dictée par Dieu le père qui, dés le chapitre initial de la genèses, affirme que tout cela est "bon", et même "très bon". Le Créateur est le premier à louer ses propres créatures, car il y voit le visage de son Fils bien-aimé, Verbe par lequel toutes sont venues à l'être pour chanter grâce au Verbe la beauté et l'amour du Père.

Se dessinant après la chute, la seconde étape est celle de la compassion. La terre entière est devenue le lieu d'une violence et d'une haine qui ont introduit le désordre, la laideur, la souffrance et la mort. Sans être abrogée, la loi de l'alliance est parasitée et contrecarrée par la loi eu meurtre. S'incarnant en Jésus dans une chair périssable, le Verbe est mis en croix et offre sa passion pour la délivrance de toutes les créatures, dans une universelle exigence de salut.

La troisième étape marque le triomphe pascal du dessein créateur du père. Tout est non seulement racheté, quéri, mais égalemnt mûri, épanoui, accompli. Le Verbe fait mieux que sauver le monde. Il le conduit à son exaucement profond qui est une nouvellle naissance, non pas au-delà des temps, mais dans un temps réconcilié, ayant retrouvé la sève d'une alliance qui lui permet de porter pleinement les fruits de la gloire engendrée en son sein.

Un christianisme dénaturé

Beaucoup de chrétiens, surtout durant les derniers siècles aui ont vu se développer la modernité, n'ont pas considéré la beauté du monde comme un dimension essentielle de leur foi et, disons le mot, comme un article imprescriptible au credo. Sans mépriser vraiment cette beauté, ils l'ont plutôt admise comme un agrément utile et même édifiant, mais en y flairant tout de même des relents de délices coupables et d'enchantements vénéneux.

A leurs yeux, le baptême de la nature était fragile et demeurait révocable. Il ne fallait pas gratter beaucoup pour découvrir, sous la veauté du Christ rendant à la création sa transparence fidèle et sa pureté filiale, la beauté du diable gardant pour elle la louange et se repliant sur sa lumière noire.

Inversant les positions, ils substituaient à l'attitude biblique laudative une attitude manichéenne dépréciative. Ce qui venait en premier pour eux n'était pas la confiance, l'admiration, l'exultation, mais la gêne, le soupçon, l'inquiétude devant le témoignage des créatures. Ils avaient à l'égard de la chair du monde la même défiance qu'à l'égard de leur propre chair.

En contradiction avec l'Ecriture Sainte, ils vivaient un christianisme littéralement dénaturé. Moins ils avaient à faire avec la nature, plus il leur semblait être proches de Dieu. Ils n'étaient pas de la même famille que le cosmos. Ils le regardaient par la portière de leur automobile, mais ne souhaitaient au fond qu'une chose : ne pas s'y attarder, s'en débarrasser, le fuir pour atteindre enfin le ciel d'un idéal irrespirable.


L'illusion cosmique.


Ma tentation gnostique a été constante à travers l'histoire chrétienne, depuis le manichéisme de l'antiquité en passant par le catharisme du moyen âge jusqu'au bouddhisme de nos jours. Dans tous les cas, il s'agit de secouer la poussière de ses sandales sur la création, quand par un excès de zèle on ne crache pas dessus. Il faut en dénoncer l'illusion. Le fait même de son existence est maléfique.

Sous l'effet de ce réquisitoire, la création s'évapore. Le monde avoue sa réalité séductrice, trompeuse, qui détourne le chrétien du véritable ofjet de son adoration. Il n'y a de beauté qu'invisible, pure essence, sans forme. Tout ce qui la manifeste dans l'univers est un mensonge, un leurre, un appât sur lequel se jette notre concupiscence de l'être, tels Adam et Eve croquant leur pomme au jardin d'Eden.

Celui-ci n'était-il pas lui-même une illusion ? Dans le domaine du créé, il n'y a rien qui ne propose de fausses pistes. Toute terre est fallacieuse , qu'elle soit originelle ou parousiaque, s'inscrive au début ou à la fin des temps. La bonne piste consiste à lui échapper en cessant de croquer la pomme pour la simple raison qu'il n'y a pas de pomme à croiquer, ni de pommier, ni de verger. Ni non-plus de croqueurs et de créatures d'aucune sorte.

Ce radical déni de cosmos n'a pas été vécu aussi ouvertement par les chrétiens des derniers siècles. Mais il gouvernait trop souvent peu ou prou leurs réflexes. Leur tropisme religieux ne les portait pas vers la terre sans qu'ils en ressentissent un remords, comme d'une faiblesse ou d'une condescendance malheureusement passagère, sur le dur chemin d'une désincarnation suele baptisée ascèse. Comme si l'ascèse consistait à se crever les yeux et non à purifier son regard !


L'amour est indivisible

Par un renversement extraordinaire, au lieu d'aimer la terre, de la bénir et d'en remercier le Seigneur comme d'un don précieux, la société moderne et avec elle les chrétiens s'en sont servi outrageusement, en ont abusé jusqu'à plus soif comme d'un objet sans âme qu'on rejette ensuite tel un citron pressé. Les chrétiens égarés sont fait plus que permettre ce scandale. Ils l'on maquillé de citations d'une Bible et d'un Evangile détournés de leur sens.

Sous prétexte de secourir leurs frères humains, ils ont piétiné leur petite sœur nature, inconsciemment heureux dans doute de prendre leur revanche sur l'énigmatique marâtre des cultes païens dont le christ les avait délivrés. Ils ont aimé les hommes contre le reste de la création. Ils ont limité leur pitié au seul projit de leurs semblables. En cas d'urgence, des préférences certes s'imposent. Mais la solidarité de fond demeure irrécusable. Devant une détresse commune, l'amour est indivisible;

Ce qui frappe dans l'attitude de nos contemporains, c'est leur absence de charité à l'égard de l'ensemble de la création. Devant la misère et le massacre du monde, ils passent rapidement en détournant les yeux ou en jetant au mieux une obole à quelque ONG écologique. selon eux, le malheur du monde non-humain ne fait pas problème, sinon dans les conséquences qu'il reisque d'avoir pour l'humanité. "Charité bien ordonnée commence par soi-même" n'est pas maxime chrétienne. Elle devient un franc problème lorsque la charité non seulement commence mais s'achève sans déborder celui qui s'en prévaut.

La souffrance de toutes les créatures


Pour un chrétiens, toute souffrance doit inspirer compassion, quelles qu'en soient les victimes, hommes, animaux, plantes et pierres. Toute mutilation, toute incurie, toute injustice dans l'univers doit susciter la révolte et le désir d'y porter remède. Si à l'avenir son retour s'avère inévitable, il doit y avoir un souci constant d'en limiter les dégâts afin d'en amener progressivement l'extinction.............Continuer

Il ne s'agit pas là d'une sentimentalité déplacée qui, encore défendable pour la souffrance animale, devient hautement problématique pour les plantes et les minéraux. Présente en toute créature, la souffrance dont il est question est d'ordre ontologique. Elle est le résultat d'une atteinte à l'être, d'une violation de sa substance, d'un éclatement de son vouloir-vivre. Le diable ("diabolos") n'est-il pas le diviseur par excellence ? Inspirateur du mal, il brise, fractionne, oppose, à l'inverse de l'amour qui unifie.

La souffrance des créatures non humaines est d'autant plus scandaleuse qu'elle frappe des êtres innocents. Rien n'est plus innocent qu'une fleur, rien n'a moins l'intention de nuire, si ce n'est que la nécessité de vivre, la fameuse loi de la jungle, peur la pousser à étouffer sa voisine. Mais elle n'est en rien responsable de ce crime. Il lui est imposé, par qui ?

Une vénérable tradition partant des pères de l'Eglise et aboutissant à Dostoievsky, Blois, et Claudel répond qu ele coupable, c'est l'homme. Le responsable de la souffrance cosmi que, c'est le couple emblématique d'Adam et Eve. Sa chute a entraîné le déraillement de la Création. L'Homme est si bien l'arbitre et le gérant des autres créatures qu'il lui suffit de pécher pour que toutes soient déboussolées, détraquées et avilies comme lui.


Une écologie qui convertit les cœurs

On saisit alors toute la portée de la compassion écologique. Elle dépasse infiniment les ouci d'un simple sauvetage de la création. Il s'agit en propre du salut de l'univers, de la guérison de son statut ontologique radicalement perturbé, dévié par l'homme et que l'homme a pour fonction de redresser et de libérer de façon à ce que, conformément au dessein initial du Créateur, toutes les créatures chantent la gloire du Père.

Par son action, l'homme doit sans doute remonter la pente de ses déprédations en cessant de se livrer au saccage de la planète. Mais il ne s'en tirera pas seulement par des mesures techniques et politiques, fussent elles de très grande envergure. Il ne lui suffira pas de modifier en le pondérant mieux le mode de production et de consommation des sociétés actuelles, tout entier fondé sur la croissance exponentielle d'un désir frénétique et d'un assouvissement chaque fois déçu par sa réalisation.

La révolution devra s'effectuer dans l'homme même, au plus profond de son for intime. Les choses ne changeront que si les personnes changent. Il est tragiquement mensonger de croire qu'on pourra assainir la situation en se bornant à réviser les moyens et les méthodes. Cette révision indispensable ne s'opérera qu'accompagnée et nourrie par une mutation dans le comportement spirituel.

Il en a toujours été ainsi. La maîtrise féconde du monde, fût-ce à l'intérieur d'un petit cercle, a toujours été lié à l'instauration ou la restauration de Sa Seigneurie sur l'univers, l'humble, intelligent et persévérant exercice d'un pourvoir difficile, ambigu, mais repoussant sans se lasser la tentation du jardin édénique, origine de la chute : "vous serez comme des dieux".


Préparer la parousie

On ne doit pas oublier enfin, comme le disait en 1984 Jean-Paul II dans un discours à cinq mille jeunes italiens, que la création étant "destinée à une mystérieuse transformation finale qui la préparera à "entrer dans la liberté de la gloire des fils de Dieu (Rom 8, 21), il faut procéder de manière à ne pas bouleverser le plan divin". En effet , "dans le corps glorieux du Rédempteur ressuscité le chrétien contemple les éléments de la terre élevés à une condition supérieure d'incorruptibilité qui est une anticipation de ces "cieux nouveaux" et de cette "nouvelle terre" (Apoc., 21, I) vers lesquels Dieu conduit l'histoire".

En d'autre termes, le pape rappelle aux disciples de Jésus qu'ils ont à préparer la parousie cosmique. Ils ont entre leurs mains la possibilité d'édifier secrètement cette "nouvelle terre" et ces cieux nouveaux" qui, dans un dévoilement final, marqueront envers et contre tout la réussite de l'univers. En assurant ce salut définitif du monde, ils aménageront les conditions de la descente de la Jérusalem céleste par laquelle Dieu sera tout en tous, comme l'Apocalypse de Jean en fait l'annonce éblouissante.

C'est inscrit dans les Ecritures. Mais il ne semble pas que l'idée en taquine les chrétiens chaque matin. Ils sont d'accord en principe. Mais il y aurait, paraît-il, des tâches plus urgentes que de situer ainsi dans la perspective de la fin des temps la gestion patiente et onéreuse du temps présent dont les désordres nous présent. Manière élégante de renvoyer à plus tard une question subalterne pour le commun des mortels et qui n'intéresserait qu'un petit nombre de mystiques.

En réalité, le calcul qui s'exprime de la sorte est à courte vue, car la fin des temps palpite au cœur du temps présent. L'aujourd'hui de Dieu n'est rien d'autre que l'éternel de Dieu.
Si l'on n'en retient que l'aspect contingent, immédiat, périssable, on en obstrue la source et en méconnaît l'estuaire.
L'Histoire a un sens qui oriente tout son parcours, du commencement à la fin.


Le rire de l'univers

Cette fin, c'est la gloire. La glorification de l'univers en Christ devrait être l'icône centrale de toute vie chrétienne. Toutes choses sont créées pour être assumées, régénérées, exaltées dans le verbe et par Lui. Sa fonction trinitaire est, après les avoir formées comme parole du Père, de les relever de la chute, de les réunir par la force de la croix et de les récapituler sous son chef pour les offrir au Père dans le souffle de la résurrection.

Seule créature libre parce qu'il est conçu à la ressemblance de Dieu, l'homme s'identifie au Christ pour faire oblation de toutes choses au père. L'imitation de Jésus-Christ à laquelle il se livre déborde singulièrement celle qui s'est développée à partir du XV ème S. dans un livre célèbre et qui a beaucoup marqué ensuite la piété catholique. L'Homme des douleurs n'est pas venu seulement pour sauver le pécheur pénitent et lui rendre sa condition de fils de Dieu, mais pour sauver l'univers entier, victime innocente du désastre, et lui rendre à lui aussi sa dignité filiale.

Dans le langage scientifique actuel, on pourrait dire que les chrétiens détiennent, contre l'inlassable entropie du péché, l'arme absolue de la néguentropie du Christ. Tout s'écoule et se dissout dans la création blessée par la chute. Tout est ressaisi et régénéré par les serviteurs du Verbe incarné qui rétablissent en tout la circulation de l'Amour.

Le théologien allemand réformé Jürgen Moltmann conclut son récent traité d'eschatologie par une phrase merveilleuse : "Le rire de l'univers est le ravissement de Dieu". Le Créateur est ravi, aspiré hors de soi par la joie de ses créatures, car il y voit la joie de son Fils ressuscité en qui toutes choses, libérées de la corruption, ramènent au Père leur louange unanime par la force de l'Esprit. Puissent les chrétiens se faire les agents de cette jubilations cosmique à l'intérieur de la Trinité !


Hélène et Jean Bastair
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